16 mars 2013

Résurrection, réalité et virtualité.


Vous savez que je suis informaticien et, de fait, la plupart de mes collègues sont des geeks, enfin… les plus jeunes.
Les geeks sont bien évidemment férus de jeux vidéo, généralement des jeux de rôles, souvent guerriers…

La plupart d’entre vous sait que je travaille en milieu militaire et, de fait, mon équipe est composée, pour moitié, de militaires. Chaque midi, en rentrant du mess, mes collaborateurs, geeks donc, et par moitiés civils et militaires, se connectent en réseau local et se constituent en équipes pour s’affronter à « World of warcraft », « Code of duty », ou autre « Counter strike »…
Des jeux de société, sur ordinateur et en réseau, où, avec une souris à la main et un casque sur les oreilles, on joue à la guerre, à tuer et à se faire tuer.
(Les militaires appellent ça des activités de cohésion…)

Ces jeux sont désormais tellement répandus (de plus en plus répandus…) et tellement perfectionnés (de plus en plus perfectionnés…) que de très nombreux jeunes (et moins jeunes aussi…) et notamment la grande majorité des jeunes militaires, qu’ils soient officiers, sous-officier ou militaires du rang (aujourd’hui tous professionnels) y jouent régulièrement, dans une sorte de communion virile (quoi que les filles y jouent aussi…).
Le réalisme de ces jeux, et leurs performances, en faisant une sorte d’entrainement virtuel au combat, un peu à l’image de ces simulateurs ultra-perfectionnés servant à l’instruction de nos soldats les plus techniques (aviateurs, artilleurs, ou autres...).


Les armées françaises sont actuellement engagées dans plusieurs missions à l’étranger, ce que nous appelons les OPEX (opérations extérieures).
Nous avons eu 88 morts en Afghanistan, et déjà 4 au Mali…
J’entendais l’autre jour un témoignage où quelqu’un disait : « les OPEX, c’est un peu comme les jeux vidéo, sauf que, quand le copain tombe, il ne se relève pas… »

Car c’est un peu comme ça que fonctionnent tous ces jeux vidéo : quand on perd, on reprend le départ, ou pour les jeux de guerre, quand on meurt, on ressuscite au bord de la zone, prêt à reprendre le combat…
Pour certains jeux, le temps passé entre la mort et la résurrection est fonction du nombre de points précédemment gagnés, plus on en a, plus on ressuscite vite… dans d’autres, on peut gagner plusieurs vies d’avance…
Et les points, bien souvent on les gagne en tuant les autres joueurs… enfin, ceux de l’équipe adverse, quand on tue les siens, c’est moins gratifiant… (à World of warcraft, par exemple, quand on tue un ami, on augmente le délai de sa prochaine résurrection…)

Sans se pencher sur les questions habituellement posées sur ces jeux, par ces jeux,
telles que celles de l’accoutumance, de l’isolement, de la coupure avec le monde réel, la famille, les amis, ou même simplement celle de l’état des yeux…
on peut toutefois s’interroger sur l’impact de tels scénarios sur la conscience et sur le rapport intime à quelques réalités fondamentales comme, par exemple, la mort…


La mort est présente dans quasiment tous les jeux vidéo et d’abord sous la forme des diverses représentations culturelles qu’elle a longtemps arboré dans les mythologies et les religions.
Mais, dans les jeux « à l’ancienne », elle se manifeste à l’occasion de la mort du héros, et surtout de celle de ses adversaires…
C’est alors une mort ludique, de type disparition soudaine dans des gerbes de feu et de couleurs.
Dans les jeux de guerre les plus réalistes, la mort est véridique :
le blessé s’écroule, il présente l’apparence du cadavre, du sang coule de ses plaies.
Ici, le joueur fait l’expérience visuelle de la mort, mais dans le même degré de vérité qu’à la télévision ou au cinéma, sauf que là, c’est lui qui a tué… ou qui est mort.

Certains crient au scandale, s’effraient devant tant de sang virtuel versé, craignent que les jeunes ne prennent plus en compte la blessure ou la mort, qu’elles ne deviennent routine et soient dorénavant manipulées sans angoisse.
Des psys de toutes sortes sont convoqués, des études sont commandées, des âges limite sont établis, on essaye de standardiser les durées de jeu…
On semble regretter, en effet, les soldats de plomb et leurs chevaux flamboyants.
À l’époque, le bruit, la fureur et le sang n’étaient qu’imaginaires…


Ainsi, pour le psychiatre Serge Tisseron :
« Si l’acte de tuer est souvent présent dans les jeux vidéo, il prend une signification bien différente selon qu’il est intégré dans une narration ou pas.
Mais parallèlement à l’acte de tuer, le joueur est aussi invité à expérimenter sa propre mort.
Pour certains, il ne s’agit que d’un accident dans leur parcours initiatique,
mais pour d’autre, c’est l’occasion de mettre en scène leur propre disparition,
voire de mettre à mort des parties d’eux-mêmes dont ils ont envie de se débarrasser...
y compris parfois leur désir de mourir ! »


Et pour le psychologue et psychanalyste Thierry Jandrok :
« Jouer aux jeux vidéo, et en particulier au jeu à la première personne, n’est pas sans risque pour la subjectivité.
Cette activité engage totalement la subjectivité dans un discours cybernétique dont les effets sur la personnalité peuvent être dévastateurs.
Les effets d’accoutumance sont rapides et installent le joueur dans une autre dimension de l’être.
Une fois intégré dans la structure du jeu, l’économie psychique se désagrège et perd ses repères quotidiens.
Le sujet est absorbé par la matrice du jeu.
Au fur et mesure de sa progression et de l’addition de ses meurtres, quelque chose de la mort s’installe dans ses processus cognitif. »

Et il ajoute :
« Quel projets de devenir sont-ils envisageables lorsque la mort conditionne ce même devenir ? »

Puisque, effectivement, dans ces jeux, dans cet « entrainement virtuel », donner la mort devient l’outil, le but tactique, comme autrefois prendre un drapeau à l’ennemi,
et la résurrection devient, outre l’objectif stratégique, une réalité récurrente ici et maintenant…


Dans un monde où la mort est de plus en plus absente de l’espace social, ces jeux nous permettent de tuer et de mourir virtuellement,
puis de ressusciter pour recommencer le jeu, et mourir à nouveau pour revivre encore une fois, et cela indéfiniment et quasiment sans limitation.
Jamais l’être humain n’avait encore atteint pareille possibilité auparavant.
Celle de vivre de manière très réaliste sa propre destruction ou disparition, sa propre mort, pour, immédiatement après, trouver l’extraordinaire possibilité de renaître et de revivre…
Chaque individu le vit à sa façon,
mais la griserie est bien réelle, tant ces jeux sont désormais réalistes.

Au-delà de cette fantastique expérience se devinent également de terrifiants syndromes générés par la sur-utilisation de ces jeux vidéo, pouvant conduire à l’overdose du jeu et à la mort, ou, dans le pire des cas, au passage à l’acte.
Certaines études tendent toutefois à exonérer les jeux vidéo de toutes responsabilités, mais des exemples criminels existent néanmoins.

La génération actuelle, déjà immergée dans ces univers virtuels qui banalisent la mort, vivra sans aucun doute d’autres expériences où la technologie et la science permettront probablement de faire du rêve, ou du cauchemar, une réalité.


J’ai un souvenir de service militaire (à l’époque, il n’était pas question de jeux vidéo…).
Lors de notre première séance de tir sur cible, un de mes camarades (pourtant volontaire comme officier d’infanterie) avait été réformé séance tenante suite à une crise de nerfs au pas de tir du camp de Coëtquidan :
il avait réalisé sur place que les cibles n’étaient pas circulaires, comme à la foire, mais de forme humaine…

Plus récemment, à son retour d’OPEX en Afghanistan, le prince Harry, petit-fils de la reine Élisabeth II, s’est vanté, je cite, « d’avoir tué beaucoup de taliban et de l’avoir fait comme dans des jeux vidéo »
Le président afghan l’a excusé dans ces termes : « le prince est jeune, et comme tout jeune de son âge, il peut commettre des erreurs, dans ses actes et dans ses paroles »
Par contre, le premier ministre afghan, avait dénoncé le comportement, je cite, du « prince Harry, qui se soulait, avant de se mettre à tirer sur les civils afghans » dont on ne sait pas s’ils étaient taliban ou pas…

Certains accuserons l’alcool, d’autres le mépris de classe, voire la xénophobie ou le racisme.
Le prince Harry, lui, nous suggère une piste : « comme dans des jeux vidéo »


L’exercice du métier des armes peut mener à tuer, ou à être tué soi-même,
toutefois, tuer quelqu’un de manière volontaire et réfléchi n’exclu pas de le reconnaitre en tant que personne humaine…

Quand la mort, celle des autres ou la sienne, n’est plus synonyme que de points de bonus ou de malus,
quand la résurrection devient la banalité récurrente d’un passage obligé permettant de reprendre son souffle, un peu comme ce banc de pénalité que l’on appelle prison au hockey sur glace,
alors l’altération de la perception des réalités influe sur la morale, sur la compréhension de la Vie et de la mort, et sur la reconnaissance de la personne dans son humanité…


La conscience de la réalité de la mort fonde l’espérance en la résurrection,
et la conscience de l’improbabilité humaine de cette résurrection fonde la foi.

Mais la banalisation de la mort, de plus en plus absente du quotidien réel,
mais omniprésente sous une forme virtuelle et « bénigne », puisque toujours provisoire et de brève durée,
la normalisation et la banalisation d’une résurrection qui n’a plus rien d’extraordinaire, ni même d’exceptionnel,
bouleversent le rapport intime à la Vie et à la mort…
et, ce faisant, à mon avis, également celui au Bien et au mal,
et donc, de fait, à l’Humanité !

Mais ce n’est que mon avis…

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